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Le Siège Périlleux

Depuis plusieurs semaines, Lancelot errait de royaume en royaume, ne s’attardant pas plus d’une nuit dans chaque forteresse où on le conviait. Il pensait toujours à la reine Guenièvre et son amour le tourmentait. Mais, il n’osait revenir à la cour du roi, tant son impatience de se retrouver seul avec Guenièvre l’aurait incité à quelque folie. Alors, il tournait et retournait par les vallées et par les plaines, délivrant des prisonniers et poursuivant des félons pour la plus grande satisfaction des honnêtes gens qu’il rencontrait.

Un soir, il fut hébergé dans le manoir d’une jeune fille dont il avait pris la défense lorsque celle-ci avait été agressée, en pleine forêt, par des mécréants qui voulaient la violenter. Mais, le matin, il demanda ses armes et se disposa à partir. C’est alors que le frère de la jeune fille, un jeune chevalier à la mine avenante, lui dit : « S’il te plaisait d’avoir un compagnon pour ton voyage, je serais très fier d’être celui-là, du moins pendant quelques heures. – Si tu le désires, ce sera une joie pour moi. »

Quand ils se furent un peu éloignés du manoir, le chevalier dit à Lancelot : « Seigneur, tu es de la maison du roi Arthur et compagnon de la Table Ronde. C’est pourquoi tu dois connaître tous ceux qui partagent cet honneur. – Je ne suis pas capable de les connaître tous, répondit Lancelot, car je ne séjourne pas souvent à la cour. Quant aux chevaliers errants comme moi, qui sillonnent les chemins, je crois les bien connaître, car il n’y en a pas un seul qui ne soit brave et valeureux. » Le chevalier garda un instant le silence, comme s’il n’osait pas poser une question. « Qu’as-tu donc à me demander ? fit Lancelot. – Eh bien, voici : connais-tu un jeune chevalier du nom d’Hector des Mares ? – Certes, oui, répondit Lancelot. – Et que penses-tu de lui ? Aurait-il quelque renom ? – Par la sainte Croix, s’écria Lancelot, il n’est pas de chevalier de son âge, à ma connaissance, que je redouterais autant que lui s’il nous fallait aller au bout d’un combat. Il est preux, alerte et agile, et capable d’endurer la fatigue au-delà de toute imagination. – Et sais-tu qui il est ? – Je ne le lui ai pas demandé. Tout ce que je sais, c’est qu’il est d’une vaillante famille. – Mon Dieu, dit le chevalier, il est en effet naturel qu’il soit vaillant puisque son père était le roi Ban de Bénoïc. » Lancelot fut fort surpris de ce qu’il entendait. « Seigneur, dit-il, es-tu sûr d’être bien renseigné à son sujet ? – Certes, oui, répondit l’autre, d’autant plus que je suis son cousin. Je sais vraiment que le roi Ban de Bénoïc, qui fut ton père, l’engendra. – Comment cela ? demanda Lancelot.

— Je vais te le dire. Après la mort du roi Uther Pendragon, à la veille du couronnement d’Arthur, les barons vassaux d’Uther furent mandés devant le nouveau roi pour lui prêter hommage et recevoir de lui leurs fiefs. Le roi Ban et son frère, le roi Bohort de Gaunes, vinrent eux aussi à la cérémonie et, durant leur voyage, ils passèrent une nuit au château des Mares. À cette époque, le seigneur avait une fille qui était parmi les plus belles du pays. À sa vue, le roi Ban la désira tant que, grâce à la magie du sage Merlin, il put coucher avec elle, et c’est là qu’il engendra Hector. – Par Dieu tout-puissant, dit Lancelot, je ne savais point cela, mais je me réjouis d’avoir un frère aussi valeureux qu’Hector des Mares. »

Ils cheminèrent encore longtemps dans la forêt et, bientôt, ils aperçurent une forteresse au milieu des marais. « C’est là que fut engendré ton frère, dit le jeune chevalier, et je peux t’y mener si tu le désires. – Volontiers, dit Lancelot. – Dans ce cas, attends-moi ici jusqu’à mon retour. Je ne m’attarderai guère. » Lancelot descendit de cheval et s’assit au pied d’un arbre. Le jeune chevalier s’en alla à toute allure vers le château et trouva un homme de bonne tenue, qui était le frère de la mère d’Hector. Ils se saluèrent. « Cher cousin, dit le jeune chevalier, ne sois pas courroucé par ce que je vais te dire : il y a là le meilleur chevalier du monde qui désire entrer dans cette demeure. Mais comme je sais que tout étranger doit combattre pour forcer le passage du pont, je te prie de ne pas t’obstiner. Brave comme il est, tu ne pourrais pas facilement lui tenir tête, – Qui est donc ce meilleur chevalier du monde ? – C’est Lancelot du Lac. – Certes, mais tu sais bien que je ne peux déroger à la coutume. Je ferai donc semblant de le combattre, car je n’espère pas l’emporter sur lui. »

Le jeune chevalier revint vers Lancelot et lui expliqua la coutume : tout étranger devait combattre afin de forcer le passage du pont. Lancelot remonta en selle et se dirigea vers le pont. Le gardien, à son approche, sauta sur son cheval et vint à sa rencontre. « Si tu veux passer, dit-il à Lancelot, qui que tu sois, tu devras me combattre et me vaincre. – Puisqu’il en est ainsi, répondit Lancelot, je me battrai contre toi. » Ils abaissèrent leurs lances et se heurtèrent avec une telle violence que celle du défenseur se brisa. « Je m’avoue vaincu, dit-il, en sautant de son cheval. Tu peux donc entrer si tu le veux. Je serai à ton entière discrétion. – Fort bien, dit Lancelot, conduis-moi. » Et Lancelot suivit le gardien du pont qui l’emmena à l’intérieur du château. Il avait en effet grand désir d’en apprendre davantage sur Hector et sur lui-même.

Quand ils furent à l’entrée de la grande salle, l’homme s’effaça pour laisser passer Lancelot le premier. Puis, il s’écria : « Chère sœur, je t’amène mon seigneur Lancelot, le meilleur chevalier du monde, qui est le frère de ton fils Hector. Accueille-le d’un cœur joyeux comme tu le dois à un aussi noble parent. » Une femme encore très belle s’avança vers lui et il la salua. Elle le fit désarmer et quand il eut le visage découvert, elle crut voir le roi Ban en personne, ce qui la bouleversa grandement. Quiconque eût vu en effet le roi Ban, puis Lancelot, n’aurait pu douter qu’Hector fût le fils du roi de Bénoïc, tant la ressemblance était frappante. La femme prit Lancelot dans ses bras, pleurant de joie et d’émotion, et elle l’emmena dans une petite salle attenante.

« Seigneur, dit-elle enfin, je ne suis pas surprise que tu sois un brave et preux chevalier puisque tu es le fils du meilleur chevalier de son temps, le roi Ban de Bénoïc. » La dame s’assit sur la jonchée qu’on avait étalée dans la salle et invita Lancelot à y prendre place. Au cours de leur entretien, il la pria de lui dire toute la vérité à son sujet et à celui d’Hector. « En effet, dit-il, on m’a laissé entendre qu’Hector serait mon frère. Si cela était vrai, j’en aurais grande joie. – Par Dieu tout-puissant, répondit la dame, Hector est bien ton frère : il a été engendré par Ban de Bénoïc. » Elle entreprit alors de lui détailler les circonstances dans lesquelles le roi Ban et le roi Bohort de Gaunes avaient passé la nuit dans ce château. « De plus, dit-elle encore, je vais te montrer un objet que tu connais bien. »

Elle s’en alla dans sa chambre, ouvrit un écrin et en tira un anneau d’or orné d’un saphir où étaient sculptés deux serpenteaux. Retournant près de Lancelot, elle lui dit : « Seigneur, vois-tu cet anneau ? – Certes, oui, dame. – Le roi Ban me l’a donné quand il quitta ce pays, et il me dit que la reine, ta mère, lui en avait fait présent, et qu’il en avait un autre absolument identique. Je sais qu’il m’a dit la vérité, car récemment, alors que je chevauchais à travers le pays d’Armorique, mon chemin me conduisit au Moutier Royal où se trouve enterré ton père. Je fus reçue là par des religieuses et, parmi elles, je reconnus la reine, ta mère, la dame la meilleure et la plus sainte qui soit au monde. Je me fis connaître à elle, lui dis qui j’étais et de quel pays. Elle me posa des questions sur toi, Lancelot, cet enfant que la Dame du Lac lui a ravi, et je lui appris ce que j’avais entendu dire, bien que je ne t’eusse jamais encore vu, à savoir que tu étais le meilleur chevalier qui fût. Or, j’avais cet anneau à mon doigt. Elle le vit et me demanda qui me l’avait donné. J’avais honte et je ne voulais pas lui répondre, mais elle m’avoua qu’elle savait de qui je l’avais eu. Puis, elle me montra l’anneau qu’elle avait au doigt, et qui était identique à celui-ci. Ainsi, j’ai su que ton père avait dit la vérité. »

Cette révélation combla Lancelot d’un plus grand bonheur que si on lui avait donné la meilleure cité du roi Arthur en possession. Cette nuit-là, il y eut liesse et réjouissances au Château des Mares afin de fêter la présence de Lancelot du Lac. Mais la dame était pressée d’être fixée sur le sort d’Hector qu’elle n’avait pas vu depuis plus d’une année. Lancelot lui dit qu’il l’avait rencontré en parfaite santé deux mois à peine auparavant. Au soir tombant, on fit dresser les tables et l’on se restaura et but dans une ambiance joyeuse. Puis, quand ce fut l’heure d’aller dormir, on prépara pour Lancelot un lit très confortable, comme il convenait à un tel personnage. Il se coucha et s’endormit aussitôt pour ne se réveiller qu’au matin, une fois le soleil levé depuis longtemps. Il s’habilla, fit ses préparatifs et entendit la messe dans la chapelle du château. Revenu dans la salle, il trouva de nouveau les tables mises : on ne voulait pas qu’il partît sans se restaurer. On se mit donc à table aussitôt.

Après un repas sans hâte, Lancelot se leva et demanda ses armes. « Ah ! seigneur, lui dit-on, par Dieu tout-puissant, reste encore cette journée ! – Je ne peux, répondit-il, j’ai beaucoup trop à faire. » Une fois armé et en selle, il quitta le château, et la dame chevaucha un moment à ses côtés en lui demandant de veiller sur son frère Hector. « Si Dieu m’accorde de le trouver, dit-il, je ne me séparerai pas de lui de longtemps, à moins d’empêchement. » On lui fit la conduite un bon bout de chemin. Il marqua alors une halte et, refusant d’être accompagné plus loin, les recommanda tous à Dieu. « Cher doux seigneur, dit la dame à son départ, par Dieu et l’âme de ton père, pense à Hector, ton frère et mon fils. – Je ne l’oublierai pas », promit Lancelot. Et quand il les eut quittés, il sentit que ses yeux étaient remplis de larmes.

Il continua son errance. Le soir, il fut accueilli par un ermite qui lui fit partager son modeste repas et, le lendemain, il accompagna une jeune fille qui ne se sentait guère rassurée dans ces pays désertiques. Ils s’arrêtèrent un moment auprès d’une source d’où sourdait une eau fraîche et limpide. Et comme ils conversaient, se reposant des ardeurs du soleil, ils virent venir sur le grand chemin de la forêt des chevaliers, des dames et des jeunes filles. « Réjouis-toi, Lancelot, dit la jeune fille qu’il accompagnait, car tu vas bientôt voir, je le pense, un être de ta parenté que tu n’as encore jamais vu. – Qui donc ? demanda Lancelot. – Tu le sauras bientôt, avant même d’être parti d’ici. »

Quand la troupe arriva près de la fontaine, chevaliers et serviteurs accoururent pour aider à mettre pied à terre une jeune femme qui devait être leur dame, et ils la firent descendre du char où elle était. Le char était couvert d’une soie vermeille afin de protéger les voyageurs de la chaleur. Quand la dame fut descendue, ils la conduisirent là où se trouvait Lancelot. Dès que celui-ci l’aperçut, il se leva devant elle, très respectueux de sa beauté et de sa noblesse. « Cher doux seigneur, lui dit-elle, reste assis, car tu dois être plus las et fatigué que moi. » Lancelot se rassit à côté de la fontaine et elle prit place près de lui. « Apportez-moi Hélain le Blanc », dit-elle à ses suivantes.

Elles s’en allèrent au char et prirent un petit enfant qu’une jeune femme tenait dans son giron et elles apportèrent à leur dame. L’enfant était tout jeune et ne devait pas avoir plus de deux ans. Lorsqu’il fut dans les bras de la dame, elle lui baisa les yeux et la bouche et lui fit fête, comme si ce fût Dieu en personne. Lancelot regarda l’enfant et le trouva si beau et si gracieux qu’il en fut tout ému. « À qui est cet enfant ? demanda-t-il.

— Il est à moi, seigneur, répondit la jeune femme. N’est-il pas beau ? – Certes, je n’ai jamais vu si bel enfant de cet âge. » Et Lancelot demeura rêveur devant cet être d’où émanait une telle lumière. « Seigneur Lancelot, dit la jeune fille qu’il accompagnait, dis-nous ce que tu en penses. – Je ne peux rien dire d’autre : il est magnifique. – Et sais-tu bien qui il est ? – Non, sinon que sa mère est celle qui est devant nous. – Eh bien, c’est ton proche cousin, Lancelot. Car il a été engendré par Bohort de Gaunes lorsqu’il remporta le tournoi de Brangore d’Estrangore, et quand des vœux extravagants furent énoncés par les douze chevaliers qui entouraient ton cousin. Je pense qu’il est impossible de le nier, surtout quand on connaît Bohort de Gaunes. Il ne peut avoir eu d’autre père ! »

Cette nouvelle combla de joie Lancelot. En examinant plus attentivement l’enfant, il constata qu’il était le portrait vivant de Bohort et fut bien persuadé que c’était lui qui l’avait engendré. Il le prit dans ses bras et se mit à le cajoler. Et quand la dame comprit que c’était Lancelot du Lac, celui dont on disait tant de bien, et qui était le cousin germain de l’homme qu’elle aimait le plus au monde, elle n’en fut que plus heureuse et elle s’offrit à son service. Il la remercia et lui fit la même offre. La jeune fille qu’il accompagnait lui raconta alors par quel plan divin Bohort avait couché avec la fille de Brangore d’Estrangore. Cela laissa Lancelot tout rêveur, car il se mit à penser que c’était à peu près chose semblable qui lui était arrivée avec la fille du roi Pellès, laquelle, lui avait-on dit, avait eu un enfant de lui.

Cependant, après que l’entretien se fut prolongé, Lancelot se leva, affirmant qu’il était temps pour lui de partir. La jeune fille qu’il accompagnait lui dit alors : « Je te remercie, Lancelot, de ta sollicitude. Grâce à toi, j’ai retrouvé sans dommage ceux que je devais rencontrer. Je ne partirai donc pas avec toi. Mais, réponds-moi en toute franchise : où vas-tu te diriger maintenant ? – Je ne sais, répondit Lancelot. Mon destin est de parcourir le monde et d’y subir des épreuves. – N’as-tu donc rien de mieux à faire ? – Je ne le pense pas. – J’ai l’impression que tu oublies beaucoup de choses dans tes errances, dit la jeune fille. Ne sais-tu pas qu’à la prochaine Pentecôte, le roi Arthur a convoqué à Kamaalot, où il tient sa cour, tous ceux qui ont le droit de s’asseoir à la Table Ronde ? – Je ne le savais pas, répondit Lancelot. – Alors, tu ferais bien de t’y préparer, car c’est pour bientôt, dans quelques jours à peine, et il te reste assez de temps pour rejoindre Kamaalot. – Certes, dit Lancelot, et tu as bien fait de me le rappeler. Je vais me mettre en route sans tarder. » Alors Lancelot salua la mère de l’enfant, la jeune fille qu’il avait accompagnée et tous ceux de leur suite et, sautant sur son cheval, il se mit à galoper sur le grand chemin.

Quand il arriva devant la grande porte de Kamaalot, la première personne qu’il rencontra fut une femme très belle, vêtue d’une robe de soie blanche recouverte d’un grand manteau noir, qui sortait de la forteresse, montée sur un cheval d’une blancheur éclatante. Quand elle aperçut Lancelot, elle dirigea son cheval vers lui et lui barra le passage. « Seigneur, dit-elle, que Dieu te garde. Dis-moi qui tu es. » Lancelot la regarda avec attention et la reconnut bien. C’était Morgane, et il eut soudain très peur d’être reconnu par elle. C’était en fait la femme qu’il redoutait le plus, sachant ce qu’elle faisait contre lui et contre bien d’autres chevaliers et rois de ce monde. Il avait beau se dire qu’elle avait été l’élève de Merlin, il ne la tenait pas moins pour dangereuse. Il refusa de se nommer afin de se prévenir de tout maléfice, mais il lui répondit : « Dame, je suis chevalier errant de la maison du roi Arthur, compagnon de la Table Ronde. – Mais qui es-tu donc ? insista Morgane. – Tu n’en sauras pas davantage. » Et Lancelot piqua des deux pour bondir à l’intérieur de la cité. Mais Morgane, avec grande habileté, fit déplacer son cheval de telle sorte que celui de Lancelot s’y heurta. « Pourquoi pars-tu si vite ? demanda Morgane en riant. Je ne vais pas te manger ! Aurais-tu peur des femmes ? » Elle disait cela par provocation car, bien que le chevalier eût le visage caché par son heaume, elle l’avait reconnu et savait que c’était Lancelot. « Seigneur chevalier, dit-elle encore, ne veux-tu vraiment pas me dire ton nom ? – Je ne le ferai pour rien au monde, répliqua Lancelot d’un ton sec. – Fort bien, reprit Morgane. Alors, chevalier, puisqu’il en est ainsi, c’est au nom de l’être qui t’est le plus cher que je te demande d’ôter ton heaume et de découvrir ton visage ! »

Lancelot savait qu’il était pris au piège. Il ne pouvait refuser de se découvrir puisqu’elle l’en avait prié au nom de l’être qui lui était le plus cher. Il aurait commis un crime impardonnable vis-à-vis de Guenièvre. D’un geste rageur, il arracha son heaume. Morgane fit mine de s’étonner : « Quoi ? C’était donc toi, Lancelot ? dit-elle avec une ironie cinglante. Je me demande bien pourquoi tu ne voulais pas dire qui tu étais. Nous nous connaissons depuis si longtemps que nous sommes devenus des familiers, n’est-il pas vrai ? » Lancelot bouillait d’impatience. « Si tu n’étais pas une femme, Morgane, s’écria-t-il, je n’aurais pas tant d’égards envers toi. Je te connais trop : tu es fausse et il n’y a en toi que traîtrise et déloyauté ! – C’est ton opinion, Lancelot, mais ce n’est peut-être pas celle des autres. D’ailleurs, je sais qu’un jour tu devras réviser ton jugement ! – Je ne souhaite qu’une chose, répliqua Lancelot, c’est qu’un jour quelqu’un te tienne dans ses mains pour débarrasser la terre de ta présence ! » Morgane se mit à rire. « Cet homme dont tu parles, ne voudrais-tu pas par hasard que ce fût toi ? » Il ne répondit rien mais, par un léger mouvement, il amena son cheval hors de portée de Morgane et s’engouffra dans Kamaalot. Morgane, le visage crispé, le regarda s’éloigner. « Nous nous retrouverons », murmura-t-elle. Puis, elle cingla son cheval et partit au galop.

Il y avait eu des joutes sur la prairie, devant la forteresse, et les chevaliers qui y avaient participé s’étaient regroupés dans la grande cour. C’est là que Lancelot retrouva ses compagnons qu’il n’avait pas vus depuis longtemps. Le roi Arthur vint au-devant de lui et manifesta sa joie de le voir de retour. Il en fut ainsi de Gauvain, d’Yvain, de Kaï, de Bohort et de bien d’autres. Quant à la reine, quand elle vit qu’il était sain et sauf, elle courut à lui, les bras tendus, se jeta à son cou et lui fit fête en présence de tous les gens du château. Quand il eut enlevé son armure, les chevaliers qui avaient jouté toute la matinée en firent de même et changèrent de vêtements. Alors, en grand apparat, la couronne royale sur la tête, Arthur s’en alla en procession vers Saint-Étienne, qui était la principale église de Kamaalot. Il ouvrait le cortège, suivi immédiatement de la reine Guenièvre, des rois et des ducs et selon leur importance de la noblesse de leur lignage.

Quand Lancelot entra dans l’église, la première chose qu’il vit fut la peinture qui représentait le dragon dont avait parlé le vieillard tué par Mordret. Il fut très angoissé, car cela prouvait que la prédiction était vraie. Il était affligé, désemparé, hanté par l’idée qu’un homme de si illustre lignage qu’Arthur serait détruit par la faute de son propre fils. Comment éviter une telle catastrophe ? Ce n’était possible qu’en supprimant Mordret, mais alors il serait en butte à la haine de toute sa parenté, ce qu’il ne voulait en aucune façon. Il demeurait absorbé dans ses pensées, indifférent à ce qui se passait autour de lui, mais ses yeux ne pouvaient se détacher de l’image du dragon. Il demeura ainsi immobile pendant tout le temps que dura le service, et la reine finit par s’apercevoir qu’il était agité de sombres pensées. Elle décida de le questionner, dès qu’elle pourrait se trouver seule avec lui.

Cependant, lorsque la messe fut célébrée, les rois et les comtes regagnèrent la grande salle du palais, trouvèrent les tables mises, et, après s’être lavé les mains, s’assirent chacun à leur place. Ce jour fut marqué de joie, car on constata que des cent cinquante chevaliers que comportait à ce moment la Table Ronde, pas un seul ne manquait, d’où la liesse des familiers et des étrangers. La nouvelle arriva aux oreilles du roi. « Seigneur, lui dit un chevalier, c’est merveilleux à voir ! – Quoi donc ? demanda le roi. – Tous les compagnons de la Table Ronde sont venus au jour fixé et il n’en manque pas un ! – Certes, dit le roi, mais si Lancelot n’était pas venu, les douze qui manquaient encore hier n’y seraient pas non plus. J’en suis heureux : je crois que jamais je ne les ai vus aussi nombreux. »

Les barons échangèrent de nombreux propos à ce sujet. Lancelot, qui était assis près du Siège Périlleux, y remarqua une inscription qui paraissait toute récente. Il put lire ces lettres : « C’est en ce jour que doit mourir Brumant l’Orgueilleux, et s’il ne meurt pas, cela signifie que Merlin a menti dans ses prophéties. » Lancelot appela alors les clercs et leur fit lire l’inscription. Ensuite, il leur demanda quelle pouvait en être l’explication. « Seigneur, répondirent-ils, voici une aventure peu ordinaire. N’en parle à personne pour le moment, car tu vas assister aujourd’hui à une chose peu banale. Cette inscription, sache-le, a sans doute été faite aujourd’hui même. – Je n’en dirai donc rien puisque vous me le conseillez. »

Quand les barons se furent restaurés et qu’on s’apprêtait à enlever les nappes, on vit entrer un chevalier en armes blanches qui avait laissé sa monture tout en bas, dans la cour. Il se dirigea vers le roi et lui dit : « Seigneur, je suis venu pour mourir ou pour vivre. J’ignore encore ce qui m’arrivera, mais il faut que j’accomplisse l’épreuve. – Seigneur chevalier, répondit Arthur, je regretterais que ce fût pour mourir. Je t’en dissuaderais, comme tout homme présent ici le ferait, à moins que tu n’aies mérité d’en réchapper sans mourir. » Le chevalier ôta alors son heaume, son haubert et toutes ses armes. Les barons le trouvèrent si beau et si bien fait qu’ils pensèrent que c’était un très haut personnage. Mais lui, pleurait amèrement, comme s’il avait sous les yeux tout un monde frappé de tristesse et de mort. Le roi eut pitié de lui et lui demanda pourquoi il pleurait ainsi. « Parce que je pense que l’heure de ma mort est proche », répondit le chevalier.

Il fit le tour de la grande table, passant parmi tous ceux qui y étaient assis, et alla jusqu’au dernier siège, toujours vide, qu’on appelait le Siège Périlleux. « Lancelot ! s’écria-t-il dès qu’il aperçut le fils du roi Ban, il me faut mourir pour accomplir l’acte que tu n’as jamais osé faire toi-même. Je vais m’asseoir sur ce siège où tu n’as pas eu le courage de prendre place ! » Il s’assit, ce que personne n’avait jamais fait sans douleur, tira une lettre de son vêtement et la tendit à Lancelot. « Prends cette lettre, Lancelot, dit-il, et si je meurs sur ce siège, lis-la tout haut en présence de tous ceux qui sont ici. Qu’ils sachent qui je suis et de quel lignage je suis issu. Si je m’en tire sain et sauf, je sais que tu me la rendras volontiers. »

Lancelot prit la lettre. Tous se disaient qu’il fallait faire montre d’une grande audace pour s’asseoir ainsi sur le Siège Périlleux. Mais, bientôt, ils l’entendirent s’écrier : « Ah ! Dieu ! je meurs ! Ah ! Lancelot, ta prouesse ne sert à rien ! Tu n’es pas celui qui achèvera les aventures. Si tu l’étais, tu pourrais me tirer du gouffre où la mort m’entraîne ! » Il criait et endurait des souffrances si atroces que chacun en fut épouvanté. Alors, on vit tomber du ciel un feu si violent et si foudroyant qu’on ne sut pas qui l’avait déchaîné. Ce feu s’abattit sur le chevalier qui fut en un instant brûlé et consumé. Chose étonnante, on ne retrouva de son corps ni chair ni os. Et tandis qu’il se consumait, il continuait à crier : « Hélas, roi Arthur ! L’orgueil ne peut rapporter que la honte, et je m’en suis bien aperçu, car, pour aspirer à ce qui m’était interdit, je meurs dans des conditions abominables. Jamais homme ne connut un châtiment comme le mien, et je croyais cependant ne pas l’avoir mérité ! »

À peine eut-il prononcé ces paroles qu’on ne vit plus de lui que cendres. Il s’exhalait de là une odeur affreuse et tous les compagnons étaient incommodés. Beaucoup furent inquiets en voyant le chevalier en proie au feu, redoutant que ce feu n’atteignît Lancelot, et ils lui conseillèrent de ne pas bouger, de peur de brûler à son tour. « Je ne ferai pas un geste, répondit-il, puisque toutes les places sont occupées autour de la table. » Et, grâce à son sang-froid, il ne subit aucun dommage, ce qui réconforta l’assistance. Quand tout fut terminé et qu’il ne resta plus rien du chevalier, le roi déclara devant tous qu’il n’avait jamais assisté à un phénomène aussi surnaturel. « Je savais bien, dit-il, que le Siège Périlleux nous réserverait des surprises. En voilà une, mais je pense que nous en verrons d’autres. »

Il pria Lancelot de regarder la lettre que le chevalier lui avait donnée, d’en examiner le contenu et de la lire à haute voix. Lancelot tira donc la lettre de l’étui de satin qui l’enveloppait, et, dans un grand silence, il entreprit de la lire à l’usage de tous. Et voici ce que contenait cette missive : « Que tous les compagnons de la Table Ronde sachent que le jour de Pâques, récemment, à la cour du roi Brian d’Irlande, de jeunes chevaliers en vinrent à parler de Lancelot du Lac et prétendirent qu’il était le chevalier le plus hardi du monde. Tous en tombèrent d’accord, sauf Brumant, le neveu du roi Brian, qui ne voulut pas en convenir et soutint qu’il en était de bien plus hardis. Et Brumant expliqua que Lancelot n’était certainement pas le plus hardi parce qu’il occupait à la Table Ronde le siège le plus proche du Siège Périlleux et qu’il n’avait jamais osé s’y asseoir. S’il avait été le chevalier le plus valeureux du monde, il aurait eu le courage de s’y installer : il aurait ainsi éclairé les uns et les autres sur ce qui est objet de contestation, car les uns disent que c’est le meilleur chevalier du monde, et les autres, qu’il ne l’est pas. Grâce à ce siège, il aurait pu les tirer du doute. Aussi peut-on dire qu’il manque de hardiesse, puisque cette épreuve est paraît-il supérieure à toutes les autres. C’est pourquoi Brumant, voulant prouver que Lancelot lui était inférieur en prouesse, promit solennellement de s’asseoir, le jour de la Pentecôte, sur le Siège Périlleux, au risque de sa vie. Car il n’appartient qu’à Dieu de juger la valeur des humains. »

« Quelle extraordinaire aventure ! s’écria le roi Arthur après la lecture de la lettre. Par Dieu tout-puissant, je n’appelle pas hardiesse ce qu’a fait ce chevalier, mais bien plutôt folie. Nous savons tous, depuis que nous l’a enseigné Merlin, que ce siège est réservé à un unique chevalier qui surpassera en mérites et prouesses tous ceux qui, avant lui, auront porté les armes. Dès qu’il entrera ici, comme l’a prédit Merlin, son nom sera inscrit sur le Siège Périlleux. Or, il ne l’est pas encore et ne le sera qu’à l’arrivée du Bon Chevalier, celui qui mettra un terme aux aventures du Saint-Graal. C’est pourquoi je dis que ce chevalier a été plus insensé que hardi et qu’il a subi un juste châtiment pour son orgueil démesuré. » Ainsi parla le roi et tous reconnurent qu’il disait vrai. Alors Arthur se leva, et tous les autres quittèrent la table à leur tour.

Les nappes furent alors enlevées et les chevaliers se rendirent dans la cour. Certains montèrent à cheval et sortirent de la forteresse. D’autres allèrent se reposer. D’autres encore engagèrent de vives conversations. Mais Lancelot demeura seul dans un coin de la salle, près de la fenêtre. Il était tout pensif et soupirait abondamment en regardant, de l’autre côté de la cour, la fenêtre de la chambre de Guenièvre[51].